Briser la spirale du silence écologique
Depuis quelques mois, un phénomène inquiétant s’installe : les enjeux climatiques et environnementaux disparaissent progressivement du débat public. Leur présence, pourtant vitale pour orienter les choix de société, s’efface des priorités médiatiques et politiques. D’autres préoccupations occupent désormais l’espace, jugées plus urgentes, plus visibles, plus électoralement mobilisatrices. Pourtant, l’urgence écologique ne fléchit pas, elle s’accroît.
Le silence n’est pas anodin
Décrite par Elisabeth Noelle-Neumann et abondamment étudiée dans le cadre du climat, la spirale du silence repose sur le fait que les individus hésitent à exprimer publiquement une opinion lorsqu’ils pensent que celle-ci est minoritaire. Ils craignent d’être perçus comme alarmistes, naïfs ou idéologiques et donc, s’autocensurent.
Des études récentes montrent que la majorité des personnes préoccupées par le changement climatique sous-estiment massivement le nombre des autres personnes qui partagent cette préoccupation. C’est ce qu’on appelle le mécanisme d’ignorance pluraliste [i]. Chaque personne pense être la seule à s’inquiéter du climat alors que les données montrent l’inverse.
De lors, cette ignorance pluraliste produit mécaniquement du silence : moins on entend les autres parler du climat, moins on ose en parler soi-même, ce qui renforce l’impression de solitude et donc l’autocensure. De nombreuses recherches comme celles menées autour de la campagne Talk Climate Change [ii], ont démontré à quel point ce mécanisme est puissant et auto-entretenu.
Pourquoi ce mécanisme s’amplifie aujourd’hui ?
Le lien avec la situation actuelle est direct. Quand le climat disparaît de l’agenda politique et médiatique, nombre de personnes en concluent à tort qu’il ne s’agit plus d’une priorité sociale. Le silence institutionnel fabrique le silence social.
Ce silence social renforce à son tour le silence politique. Un cercle vicieux s’installe où chaque effacement public justifie un effacement privé, et inversement. Cela ne signifie pas que la population se soucie moins d’écologie, car les sondages montrent l’inverse. Cela montre la peur de s’exprimer quant à cette préoccupation. La spirale du silence accélère de cette façon la marginalisation du climat dans le débat public tandis que l’urgence objective s’intensifie.
L’urgence reste intacte, seule l’attention collective faiblit
La réalité scientifique ne disparaît pas parce qu’on cesse de la commenter. L’effondrement du vivant, les extrêmes climatiques, la dégradation des sols ou des eaux s’intensifient, que l’agenda politique s’y intéresse ou non.
Le danger n’est pas seulement écologique, il est aussi démocratique. Car la baisse de visibilité des enjeux environnementaux ouvre la voie à des reculs, aux arbitrages court-termistes, aux régressions réglementaires qui risquent de passer inaperçus.
C’est pourquoi il est essentiel de ramener ces sujets au cœur de la conversation collective. Dans les médias, dans les institutions, mais aussi entre collègues, en famille, au sein des associations, dans les quartiers. Ce sont dans ces espaces que germe la possibilité d’une réactivation durable de la volonté d’agir.
Le modèle transthéorique du changement
Le modèle transthéorique du changement (Prochaska & DiClemente [iii]) rappelle que tout processus de transformation passe par plusieurs étapes : précontemplation, contemplation, préparation, action, maintien… et rechute. Habituellement appliqué aux individus, ce modèle est étonnamment pertinent à l’échelle d’une société.
Notre situation collective reflète cette fragmentation. Une part du débat public demeure en précontemplation, minimisant l’enjeu climatique. On nie, on relativise, on détourne le regard. Une autre part se situe à l’étape de la contemplation. Une grande partie de la population reconnait la nécessité d’agir, mais reste paralysée par l’ambivalence, entre le désir de changement et le doute de son efficacité.
Pendant ce temps, d’autres agissent ! Les associations, les collectivités, les conseillers en environnement, les formateurs et formatrices, les personnes formées ne s’interrogent plus. Pour elles et eux, le changement est en cours.
Cependant nous restons fragmentés. Tant que nous ne progressons pas au même rythme, tant que la spirale du silence nous enferme dans l’isolement, l’action massive reste hors de portée.
Et si nous faisions face à une rechute collective ?
Le modèle transthéorique insiste sur un point trop souvent oublié. La rechute fait partie intégrante du processus de changement. Elle n’est ni anormale, ni catastrophique, ni décisive.
Plus important encore, on ne revient jamais complètement au point de départ. Une société qui a déjà connu des moments de fortes mobilisations conserve ces acquis, même quand l’attention faiblit. Les innovations existent, les décisions politiques ont été prises, les mouvements locaux se maintiennent. Les jalons du changement ont été posés.
Interpréter la situation actuelle comme une rechute collective est donc non seulement pertinent, mais aussi très utile. Cela nous permet de comprendre trois choses essentielles. D’abord, la progression vers la transition écologique ne sera jamais linéaire. Ensuite, les reculs temporaires sont inhérents à tout processus de changement. Enfin, ces phases peuvent devenir des tournants si elles sont accompagnées.
La rechute nous invite à revisiter nos motivations, renforcer nos alliances, raviver le sens, ajuster nos stratégies. Elle peut devenir un tremplin.
Briser la spirale par la parole
Les études de la campagne Talk Climate Change montrent que parler du climat produit des effets concrets. Cela réduit l’ignorance pluraliste, renforce le sentiment d’efficacité personnelle, ouvre des espaces d’action et augmente la probabilité de s’engager réellement. La parole est donc une intervention climatique, et elle nous est accessible !
Le rôle du secteur associatif
Dans cette période de recul, les associations environnementales, dont l’Institut Eco-Conseil, ont un rôle irremplaçable. Elles maintiennent le fil, rendent visible l’action, forment, accompagnent, traduisent les enjeux en actes, créent des espaces de dialogue et de solidarité.
Nous pouvons réactiver la dynamique de changement de plusieurs façons. En rendant visible ce qui fonctionne. En structurant des communautés de pratiques. En développant les compétences pour parler du climat avec confiance. En maintenant une vigilance constructive face aux reculs. En ravivant la motivation collective.
Le changement n’est jamais une ligne droite. Il avance et recule, il se stabilise et repart. Ce qui compte, c’est de ne jamais cesser de parler, de relier, de former, d’inspirer. La spirale du silence n’est pas une fatalité. La rechute n’est pas un échec. Ce sont simplement des moments du chemin.
À nous de faire en sorte que ce chemin reste ouvert, éclairé, et surtout partagé.
Institut Éco-Conseil
[i] Geiger & Swim (2016) – Climate of silence: Pluralistic ignorance as a barrier to climate change discussion https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S027249441630038X.
[ii] Ettinger et al. (2023) – Breaking the climate spiral of silence: lessons from a COP26 climate conversations campaign https://link.springer.com/article/10.1007/s10584-023-03493-5.